Mokuonji
Yasuo DESHIMARU est né le 29 novembre 1914, dans un village de pêcheurs situé près de la ville de Saga, dans le Sud du Japon : son père y est à ce moment-là l’armateur d’une petite flottille de pêche.
La famille est depuis longtemps implantée dans cette région peu éloignée de la ville de Saga, la plaine de Chikushi près de la mer Ariake, qui est encore une part de l’ancien Japon. Son grand père paternel est lui-même une figure de ce Japon d’autrefois, il a enseigné les arts martiaux aux anciens samouraï et porte la réputation d’un très solide gaillard, énergique et débrouillard, un obangyaka, comme on dit alors. C’est lui qui aura la charge de la première éducation du petit Yasuo, avant que celui-ci ne gagne le lycée de Saga.
Sa mère, qui appartient au mouvement Nembutsu, est aimante et pieuse. Elle n’est pas insensible à l’influence lointaine du christianisme au Japon. Taisen DESHIMARU lui vouera toujours une reconnaissance et une affection sans limites comme à un ultime recours de l’amour et de la compassion. Il est également entouré de quatre sœurs, deux aînées et deux cadettes, outre son cousin Tamotsu, un aîné qui, dans la période d’avant guerre, mettra sur pieds avec son aide un mouvement énergique et convaincu de soutien aux pratiques bouddhistes de l’époque.
Les grands référents de son éducation première sont ceux que procure la vie dans un village de l’ancien Japon, avec ce que confère un environnement rural et naturel, mais aussi les arts martiaux qui ne sont jamais loin – judo, jiu jitsu et kendo -, le sumi-e, la calligraphie, en somme tous les ingrédients de la culture traditionnelle, dans la proximité des sectes Shinshu, Nembutsu et Jodo.
D’un naturel énergique et audacieux, et cependant sensible à l’expression et à la production artistique – poésie, peinture et calligraphie pour lesquelles il est manifestement doué -, Il offre très tôt le profil d’une grande détermination à expérimenter toutes choses par lui-même, ainsi qu’à recourir à tout ce qui peu le rapprocher d’une vérité religieuse première, sans se fixer aucune limite sur les moyens d’y parvenir.
Cependant il rencontrera à tout instant de sa vie d’enfant, de jeune homme et d’adulte, la constante exigence de son père quant à souscrire à une vie consacrée aux affaires, au commerce et à la réussite sociale, quand de l’autre côté sa mère encourage sa quête de vérité.
C’est dans ces conditions qu’il rencontrera Kodo SAWAKI, le Maître Zen qu’il ne cessera jamais de suivre, jusqu’à la mort de celui-ci en 1965. Il vient alors d’avoir 18 ans et s’apprête à poursuivre à l’université un double cursus économique et théologique, parsemé d’études et de croisements avec la philosophie occidentale. La rencontre avec ce moine iconoclaste, très ouvert aux laïcs, cheminant sans cesse et professant une parole du zen dépouillée des grands oripeaux cléricaux, va orienter toute sa recherche, marquer sa vie, et finalement fonder sa détermination à gagner l’ouest, l’occident, où il recevra, bien plus tard, du même Kodo, mission d’implanter l’essence du zen.
En attendant, le jeune DESHIMARU qui songe à se faire moine, se voit purement et simplement éconduit : Kodo SAWAKI, tout en lui prodiguant une affectueuse bienveillance, lui intime d’avoir à patienter et cependant à pratiquer toujours et encore, préférant pour lui la confrontation préalable à toutes les épreuves de la vie.
DESHIMARU se marie donc, devient père de famille, gagne sa vie comme le lui a enseigné son père, et se retrouve bien vite emporté comme tout un chacun par l’effroyable tourbillon de la guerre qui le conduit, en mission pour la firme Mitsubishi, dans toute l’Indonésie. Des années durant il y côtoie dans leur plus cruelle nudité, la souffrance et la mort, les complots et les batailles, la prison et la faim, sans que jamais ne cesse sa quête, ni ne fasse défaut sa foi première, à travers les décombres, les morts et les dangers.
A son retour au Japon en 1946, il tâtera même de la politique, sans succès, avant de reprendre le fil de ses activités d’avant guerre.
Un peu plus de trente ans : c’est le temps qui sépare la vocation affirmée de sa réalisation. Trente ans durant lesquels inlassablement le disciple a suivi son maître, de sesshin en sesshin, au cœur des plus grands temples comme au bord des chemins, l’a perdu, puis retrouvé, sans que jamais le lien ne soit rompu, mais sans obtenir non plus le consentement qu’il attendait pour que lui soit remis le bol et le bâton, les préceptes et le ketsumyaku. Trente ans durant lesquels épreuve après épreuve, l’esprit du disciple est « poli » au contact de celui du maître. Kodo SAWAKI attendra ses derniers instants de vie pour enfin convoquer DESHIMARU et lui annoncer qu’il est prêt cette fois à lui donner l’ordination, par laquelle il recevra le nom de Mokudo (le palais du silence, par extension le dojo) Taisen (grand sage). DESHIMARU devient le moine MOKUDO TAISEN: « le grand sage du lieu de la Voie ». C’est peu dire que ces trente années ont éprouvé, nourri et fécondé la conviction première comme la mission finale, dont la dimension sera historique.
C’est donc à l’âge de 53 ans qu’après avoir enfin reçu les préceptes et rassemblé les effets les plus précieux de son défunt maître, kesa et carnets de notes, Taisen DESHIMARU quitte sa famille, abandonne toute activité au Japon et gagne définitivement l’Europe : il est parvenu à Paris par le transsibérien, sans rien d’autre que l’enseignement de son maître et sa foi pure dans le vrai zen de DOGEN, fondateur du zen soto au Japon, parti lui-même sept siècles auparavant chercher en Chine la racine du Ch’an.
Sa mission proprement dite, de sa première venue en Europe en I967 jusqu’au jour de sa mort, ne durera que quinze ans, un temps très court eu égard à l’ampleur de la tâche et à son retentissement. En quelques années plusieurs dojos sont fondés, à Paris, Strasbourg, Bruxelles, Toulouse, Marseille…, puis un peu partout en Europe et même sur le continent américain et en Afrique du Nord, au fur et à mesure qu’il remettra les ketsumyaku d’ordination. En même temps sont apparues les grandes retraites d’été, Ango, comme le veut la première tradition indienne qui remonte au temps du Bouddha Shakyamuni, et bientôt le temple zen de La Gendronnière, propriété acquise en 1979 sur les bords de Loire pour devenir le plus grand dojo d’occident.
Taisen DESHIMARU travaille sans relâche de jour comme de nuit, traduit et commente les textes sacrés, publie, enseigne et éduque des centaines de disciples de toutes les nationalités, voyage constamment, dirige des sesshin aux quatre coins du monde, entretient des relations avec les grands esprits du moment, de Maurice Béjart à Claude Lévy Strauss, et cependant, lorsqu’il se trouve à Paris, jamais ne manque le premier zazen du matin dans son dojo de la rue Pernéty dans le 14ème arrondissement.
Sa vigueur, son naturel, son humour, sa créativité, et surtout sa formidable énergie vont toucher au cœur de chacun l’aspiration secrète, le lien ineffable et premier, la nature profonde : la fleur éclôt et s’ouvre. La pratique du vrai zen de DOGEN, la « compréhension à partir du corps », est semée en Occident, et la graine pousse rapidement sur cette terre qui a si cruellement séparé le corps de l’esprit.
Maître Taisen DESHIMARU, qui a reçu la certification officielle de la transmission – le shiho – de YAMADA Roshi en 1972, quittera ce monde le 29 avril 1982 à Tokyo où, aux extrémités d’une atteinte fulgurante aux organes vitaux, il est retourné peu auparavant, léguant à ses disciples les plus proches l’essence de son enseignement, et la mission de le répandre à leur tour.
La mission historique de Taisen DESHIMARU Roshi, portant en Occident le Zen venu du Japon, comme le Chan était venu de Chine sept siècles auparavant, et Dyana de l’Inde sept siècles encore plus tôt, est aujourd’hui reconnue des plus hautes autorités religieuses du Japon au moment où elle rencontre au plein cœur d’une crise profonde de civilisation, les aspirations de l’homme postmoderne.
Ses dernières paroles : « continuez zazen, éternellement «
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